De nouvelles compétences professionnelles
pour enseigner à l'école primaire
pour enseigner à l'école primaire
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de l’éducationDans une première série d'articles, publiée en 1996 dans les numéros 9, 10, 11 et 12 de l'Educateur, j'avais discuté de la problématique des compétences dans le cadre d'une réflexion sur le contrôle du travail des enseignants et la façon dont ils en rendent compte. Un premier article, Formation continue et développement de compétences professionnelles (Perrenoud, 1996 a), présentait le nouveau référentiel de compétences développé dans le cadre de la formation continue des enseignants primaires genevois Cette formation était mise dans la perspective d'une obligation de compétences, qui faisait l'objet d'une définition plus explicite dans le cadre du second article, L'évaluation des enseignants : entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure (Perrenoud, 1996 b). Un troisième article, L'obligation de compétences : une évaluation en quête d'acteurs (Perrenoud, 1996 c), analysait les principaux obstacles à une mise en oeuvre, ce qui amenait à un quatrième volet : Rendre compte, oui, mais comment et à qui ? (Perrenoud, 1996 d).
Université de Genève 1997
Ces thématiques commencent à peine à être sérieusement discutées. Elles posent le problème de la responsabilité des enseignants, de leur autonomie, de leur professionnalisation, donc aussi de la gestion des établissements et du statut, voire de l'existence même de l'inspection. L'enjeu est de taille : si l'on ne veut pas aller vers le salaire au mérite et diverses formes de contrôle externe, il importe d'installer d'autres régulations, dans lesquelles les enseignants eux-mêmes jouent un rôle important. Or, on ne peut les concevoir qu'en termes de compétences, puisqu'il est absurde d'attendre de chaque enseignant des résultats identiques, compte tenu de la diversité des classes et des élèves, et que le simple conformisme par rapport aux règles, aux horaires, aux programmes et aux méthodes n'est plus, aujourd'hui, garant d'une pédagogie active et différenciée, ni signe de professionnalisation du métier.
Pour approfondir ce débat, il est indispensable de partager des représentations assez voisines du métier, des pratiques professionnelles et des compétences mises en oeuvre. Cette explicitation des compétences attendues est en outre utile, d'une façon beaucoup plus immédiate, pour faciliter le travail en équipe aussi bien que les choix de formation continue.
Pour avoir des représentations communes, il ne suffit pas de se mettre d'accord sur un référentiel réduit à des formulations synthétiques. Sans doute, chacun conviendra-t-il que le métier d'enseignant consiste, notamment, à " Gérer la progression des apprentissages ". L'accord sur cette évidence abstraite peut cacher de profondes divergences quant à la façon de s'y prendre. Pratiquer une pédagogie frontale, faire régulièrement des contrôles écrits et mettre en garde les élèves en difficulté, en leur annonçant un échec probable s'ils ne se ressaisissent pas, est une manière, assez classique, de gérer la progression des apprentissages. Pratiquer une évaluation formative, un soutien intégré et d'autres formes de différenciation, pour éviter que les écarts ne se creusent, est une autre manière, plus novatrice. Chaque élément d'un référentiel de compétences peut, de la même façon, renvoyer soit à des pratiques plutôt sélectives et conservatrices, soit à des pratiques démocratisantes et novatrices. Pour savoir de quelle pédagogie et de quelle école on parle, il est nécessaire d'aller au-delà des abstractions.
C'est indispensable aussi pour analyser le fonctionnement des compétences désignées et notamment pour faire l'inventaire des ressources cognitives qu'elles mobilisent. Quant on a dit qu'un enseignant devait " Savoir gérer la progression des apprentissages ", même en ajoutant " dans le sens de la plus grande égalité possible des acquis des élèves ", on n'a pas encore de représentation précise des pratiques que cela recouvre, concrètement. Un travail approfondi sur les compétences consiste donc :
Il n'y a guère de façon neutre de faire ce travail, parce que l'identification même des compétences suppose des options théoriques et idéologiques, donc un certain arbitraire dans la représentation du métier et de ses facettes. J'ai choisi de reprendre le référentiel genevois mis en circulation en 1996, parce qu'il émane d'une administration publique et qu'il a fait l'objet, avant d'être publié, de diverses négociations entre l'autorité scolaire, l'association professionnelle, les formateurs et les chercheurs. C'est le gage d'une plus grande représentativité que celle qu'aurait un référentiel construit pas une seule personne. En contrepartie, on perd sans doute en cohérence, dans la mesure où un tel référentiel résulte d'un compromis entre diverses conceptions de la pratique et des compétences.
- d'abord à rapporter une compétence à des catégories de problèmes et aux pratiques qui permettent d'y faire face ;
- ensuite à inventorier les ressources cognitives (savoirs, savoir-faire, attitudes) mobilisées par la compétence considérée.
Cette fabrication institutionnelle ne signifie pas que ce découpage ferait l'unanimité au sein du corps enseignant. à supposer que chaque praticien en exercice prenne la peine de l'étudier de près… Les divergences ne porteraient pas seulement sur le contenu, mais sur l'opportunité même de décrire les compétences professionnelles de façon méthodique. Il n'est jamais innocent de mettre des mots sur des pratiques et le refus d'entrer dans la logique des compétences peut exprimer, d'abord, une réticence à collectiviser les représentations du métier. L'individualisme des enseignants commence, en quelque sorte, avec l'impression que chacun a une réponse personnelle et originale à des questions telles que " Qu'est-ce qu'enseigner ? Qu'est-ce que savoir enseigner ? Qu'est-ce qu'apprendre ? ".
Le métier n'est pas immuable et ses transformations passent, notamment, par l'émergence de compétences relativement neuves (liées par exemple au travail avec d'autres professionnels) ou par l'accentuation de compétences reconnues, par exemple pour faire face à l'hétérogénéité croissante des publics. Tout référentiel tend donc à se démoder, à la fois parce que les pratiques changent et parce que les façons de les concevoir se transforment. Il y a trente ans, on ne parlait pas de traitement des différences, d'évaluation formative, de situations didactiques, de pratique réflexive, de métacognition, etc.
Le référentiel retenu met l'accent sur les compétences jugées prioritaires dans l'enseignement primaire, parce qu'elles sont cohérentes avec le nouveau cahier des charges des enseignants, l'évolution de la formation continue, l'universitarisation de la formation initiale et les axes de rénovation de l'école primaire genevoise (1. individualiser les parcours de formation, introduire des cycles d'apprentissages, 2. apprendre à mieux travailler ensemble, accroître la prise en charge collective des élèves et de l'établissement, 3. placer les enfants au coeur de l'action pédagogique, dans le sens des méthodes actives et des nouvelles didactiques).
Ce référentiel tente donc de saisir le mouvement de la profession, en insistant sur dix compétences principales :
L'inventaire ne prétend pas être définitif, ni exhaustif. Aucun référentiel ne peut d'ailleurs garantir une représentation consensuelle, complète et stable d'un métier ou des compétences qu'il met en oeuvre. Mieux vaut faire de nécessité vertu et s'en servir comme d'un instrument pour penser les pratiques, débattre du métier, des aspects émergents ou des zones controversées (Paquay, 1994).
- Organiser et animer des situations d'apprentissage
- Gérer la progression des apprentissages
- Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation
- Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail
- Travailler en équipe
- Participer à la gestion de l'école
- Informer et impliquer les parents
- Se servir des technologies nouvelles
- Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession
- Gérer sa propre formation continue
Pour associer des représentations à ces formules abstraites, je consacrerai un article à chacun de ces dix compétences principales. Si les titres sont empruntés à un référentiel adopté par une institution, la manière de les expliciter n'engagera que moi. Ces articles n'auront d'autre ambition que de susciter le débat et de contribuer à former des représentations de plus en plus riches, et si possibles partagées, des compétences en question. J'ai renoncé à des fiches techniques, plus analytiques. Dans l'immédiat, il s'agit de donner à voir des façons de faire la classe, par exemple de concevoir la différenciation, la création de situations didactiques ou la gestion des progressions au long d'un cycle d'apprentissage. Dans une perspective de bilan de compétences, il conviendrait de mettre à disposition des outils plus fins en vue d'une autoévaluation ou d'une évaluation par entretien et observation en classe. Cette entreprise serait prématurée, ce pourrait être une étape ultérieure.
Le concept même de compétence mériterait de longs développements. Cet attracteur étrange (Le Boterf, 1994) suscite actuellement de nombreux travaux, aux côtés des savoirs d'expérience et des savoirs d'action (Barbier, 1996), dans le monde du travail et de la formation professionnelle aussi bien que de l'école, puisque dans plusieurs pays, on tend à orienter le curriculum vers la construction de compétences dès l'école primaire.
Disons simplement que la notion de compétence désigne - c'est ce qui en fait l'intérêt - une capacité de mobiliser diverses ressources cognitives pour faire face à des situations singulières. Cette définition insiste donc sur quatre aspects :
Parler de compétences revient donc, dans une large mesure, à évoquer trois éléments complémentaires :
- Les compétences ne sont pas elles-mêmes des savoirs, des savoir-faire ou des attitudes, même si elles mobilisent, intègrent, orchestrent de telles ressources.
- Cette mobilisation n'a de pertinence qu'en situation, dans l'urgence et l'incertitude (Perrenoud 1996 e), chaque situation étant singulière, même si on peut la traiter par analogie avec d'autres, déjà rencontrées.
- L'exercice de la compétence passe par des opérations mentales complexes, sous-tendues par des schèmes de pensée (Altet, 1996, Perrenoud, 1996 e), qui permettent de choisir et de réaliser l'action la mieux adaptée à la situation.
- Les compétences professionnelle se construisent, en formation, mais aussi au gré de la navigation quotidienne d'un praticien (Le Boterf, 1997), d'une situation de travail à une autre.
Ce dernier aspect est le plus difficile à objectiver, parce que les schèmes de pensée ne sont pas directement observables et ne peuvent être qu'inférés à partir des pratiques et des propos des acteurs. Il est en outre malaisé de faire la part de l'intelligence générale de l'acteur - sa logique naturelle - et de schèmes de pensée spécifiques développés dans le cadre d'une expertise particulière. Intuitivement, on pressent que l'enseignant développe des schèmes de pensée propres à son métier, diffèrent de ceux du pilote, du joueur d'échec, du chirurgien ou de l'agent de change. Il reste à les décrire plus concrètement.
- Les familles de situations auxquelles renvoie la compétence analysée.
- Les ressources mobilisées, notamment les savoirs et savoir-faire, des schèmes de perception, d'évaluation, d'anticipation, de décision, des attitudes, des compétences plus spécifiques.
- La nature des schèmes de pensée permettant cette mobilisation.
On l'aura compris, l'analyse des compétences renvoie constamment à une théorie de la pensée et de l'action situées, mais aussi du travail, de la pratique comme métier et condition. C'est dire que nous sommes en terrain mouvant, à la fois sur le plan des concepts et des idéologies…
On l'a dit, parmi les ressources mobilisées par une compétence majeure, on trouve en général d'autres compétences, de portée plus limitée. Une situation de classe présente en général de multiples composantes, qu'il faut traiter de façon coordonnée, voire simultanée, pour aboutir à une action judicieuse. Le professionnel gère la situation globalement, mais mobilise certaines compétences spécifiques, indépendantes les unes des autres, pour traiter certains aspects du problème, à la manière dont une entreprise sous-traite certaines opérations de production.
On sait par exemple que les enseignants expérimentés ont développé une compétence très précieuse, celle de percevoir les événements en même temps (Carbonneau et Hétu, 1996 ; Durand, 1996). L'enseignant expert " a des yeux derrière le dos ", il est capable de saisir l'essentiel de ce qui se trame sur plusieurs scènes parallèles, sans être " sidéré " ou stressé par aucune. En soi, cela ne sert à rien, alors que cette compétence est une ressource indispensable pour gérer en temps réel un espace où plusieurs dynamiques se développent en parallèle. Cette compétence est mobilisée par de nombreuses compétences plus globales de gestion de classe (par exemple prévenir l'agitation) ou d'animation d'une activité didactique (par exemple impliquer les élèves distraits ou marginalisés).
Le référentiel genevois associe, à chacune des compétences principales, une liste de compétences plus spécifiques qu'elle mobilise souvent. Par exemple, " Gérer la progression des apprentissages " mobilise cinq compétences plus spécialisées :
Chacune pourrait être analysée à son tour, mais restons-en à ce niveau de généralité. Sans être la seule possible, ni épuiser les diverses composantes de la réalité, cette structure nous guidera dans un voyage autour des compétences qui, certes moins épique que le tour du monde en 80 jours, nous conduira, en dix étapes, à passer en revue les multiples facettes du métier d'enseignant.
- Concevoir et gérer des situations-problèmes ajustées au niveau et possibilités des élèves
- Acquérir une vision longitudinale des objectifs de l'enseignement primaire
- Etablir des liens avec les théories sous-jacentes aux activités d'apprentissage
- Observer et évaluer les élèves dans des situations d'apprentissage, selon une approche formative
- Etablir des bilans périodiques de compétences et prendre des décisions de progression.
BibliographieAltet, M. (1996) Les compétences de l'enseignant-professionel : entre savoirs, schèmes d'action et adaptation, le savoir-analyser, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, p. 27-40.
Argyris, C. (1995) Savoir pour agir, Paris, Interéditions.
Barbier, J.-M. (1996) Savoirs théoriques et savoirs d'action, Paris, PUF.
Carbonneau, M. et Hétu, J.-C. (1996) Formation pratique des enseignants et naissance d'une intelligence professionnelle, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 77-96.
Durand, M. (1996) L'enseignement en milieu scolaire, Paris, PUF.
Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions d'organisation.
Le Boterf, G. (1997) De la compétence à la navigation professionnelle, Paris, Les Editions d'organisation.
Paquay, L. (1994) " Vers un référentiel des compétences professionnelles de l'enseignant ? ", Recherche et Formation, n° 16, p. 7-38.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Formation continue et développement de compétences professionnelles, L'Éducateur, n° 9, pp. 28-33.
Perrenoud, Ph. (1996 b) L'évaluation des enseignants : entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure, L'Éducateur, n° 10, pp. 24-30.
Perrenoud, Ph. (1996 c) L'obligation de compétences : une évaluation en quête d'acteurs, L'Éducateur, n° 11, pp. 23-29.
Perrenoud, Ph. (1996 d) Rendre compte, oui, mais comment et à qui ?, L'Éducateur, n° 12, pp. 22-29.
Perrenoud, Ph. (1996 e) Enseigner : agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1996 f) Le travail sur l'habitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 181-208.
Perrenoud, Ph. (1996 g) Le métier d'enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.
Perrenoud, Ph. (1997) Construire des compétences dès l'école, Paris, ESF.
Référentiel complet
Dix domaines de compétences reconnues comme
prioritaires dans la formation continue des professeurs
prioritaires dans la formation continue des professeurs
Domaines | Compétences plus spécifiques à travailler en formation continue |
1. Organiser et animer des situations d'apprentissage |
|
2. Gérer la progression des apprentissages |
|
3. Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation |
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4. Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail |
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5. Travailler en équipe |
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6. Participer à la gestion de l'école |
|
7. Informer et impliquer les parents |
|
8. Se servir des technologies nouvelles |
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9. Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession |
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10. Gérer sa propre formation continue |
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